Bertrand Piccard, André Borschberg, vous allez réaliser un tour du monde dans un avion propulsé uniquement par l’énergie solaire. Mais pour l’instant, Solar impulse 2 n’est absolument pas conçu pour l’aviation civile. Quel est le but de votre projet ?

Bertrand Piccard : Le but de Solar Impulse est de développer un symbole fort capable de promouvoir de façon attrayante l’esprit de pionnier et d’innovation, de motiver les gens à se remettre en question pour atteindre des buts ambitieux, en particulier dans le domaine des technologies propres et des énergies renouvelables. Notre succès ne sera donc pas seulement de faire le tour du monde sans carburant, mais surtout de motiver tout un chacun à mettre en œuvre les mesures nécessaires pour diminuer sa propre dépendance aux énergies fossiles.
 

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Depuis le lancement du projet en 2003, l’industrie photovoltaïque a énormément évolué. Quels ont été les défis technologiques majeurs que vous avez rencontrés ? Etaient-ils davantage d’ordre solaire ou aéronautique ?

André Borschberg : Notre premier défi a été de n’avoir aucun benchmark et de devoir commencer à partir d’une page blanche avec beaucoup de gens autour de nous qui disaient que c’était impossible… Pour voler jour et nuit uniquement propulsé par l’énergie solaire et accomplir un tour du monde sans carburant, nous savions depuis le début que l’avion devrait avoir une grande envergure pour diminuer la trainée et une grande surface afin de pouvoir implanter suffisamment de cellules solaires et produire assez d’énergie (200m2). En même temps, il fallait construire une structure ultralégère pour économiser un maximum d’énergie et arriver à voler jusqu’au bout de la nuit sur les batteries. L’équipe a dû pousser les limites des technologies existantes dans tous les domaines. Le résultat est à couper le souffle : une envergure supérieure à celle d’un 747 (72m), le poids d’une voiture moyenne (2’300kg) et la puissance moyenne sur 24 heures d’une petite moto (15 CV).
 

Pour votre tour du monde, vous pensez pouvoir voler par étapes de cinq jours et cinq nuits. Est-ce qu’on peut envisager de stocker l’énergie solaire plus longtemps, par la suite ? Si oui, quand ?

André Borschberg : Pour le tour du monde nous nous sommes fixés une limite de vol à 120h non-stop. Mais ce ne sont pas les batteries qui nous fixent cette limite, c’est d’une part le pilote, car vivre seul à bord 5 jours non-stop représente un sacré défi et d’autre part, l’avion au niveau mécanique. Par exemple, nous avons dû développer des moteurs capable de fonctionner pendant ces 120h, soit neuf fois celle d’un moteur normal.

Quant aux batteries elles se chargent durant le vol grâce aux panneaux photovoltaïque qui produisent suffisamment d’énergie pour propulser l’avion et charger les batteries en même temps. Une fois que le soleil est couché, le pilote utilise l’énergie stockée pour voler la nuit jusqu’au prochain lever de soleil et ainsi de suite. Sur ce principe l’avion a une autonomie quasi perpétuelle.

Solar Impulse 2 est équipé de 4 batteries Lithium-Polymère de 160 kg chacune, capable de stocker 260 Wh/kg. Nous sommes arrivés à cette performance grâce à la collaboration entre notre fournisseur de batteries et un de nos partenaires principaux Solvay, qui travaille sur les électrolytes permettant ainsi d’augmenter la densité énergétique à 260 Wh/kg (à titre de comparaison, nous étions à 240 Wh/kg sur le prototype Solar Impulse 1).

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Vous travaillez avec des scientifiques de tous horizons, et principalement quatre groupes privés. Quel rôle jouent ces partenaires dans la recherche et l’amélioration de Solar impulse ?

André Borschberg : La plupart des partenaires de Solar Impulse jouent un rôle crucial dans le développement de solutions sur mesure pour l’avion. Ils utilisent le projet comme une plate-forme de développement technologique. Ils investissent beaucoup en R & D avec bien sûr l’objectif de commercialiser les solutions développées.

Par exemple, Solvay a 13 produits sur Solar Impulse 2, qui ont contribué à améliorer ses performances tout en gardant son poids au minimum. Omega grâce à son expertise en micro-électronique à développer en collaboration avec Claude Nicollier, l’astronaute suisse, un instrument de vol permettant de calculer de manière très précise le degré d’inclinaison de l’avion. Cet instrument est relié à des manchons vibrants qui alertent le pilote en cas d’inclinaison trop importante. Avec Schindler c’est un échange de savoir-faire, un ingénieur Schindler a intégré à plein temps notre équipe électrique. Bayer MaterialScience a entre autre développé une mousse d’isolation que nous utilisons dans le cockpit car nous n’avons pas de système de climatisation ou de chauffage. Cette nouvelle mousse a des pores très denses, une grande rigidité et une résistance structurelle tout en restant très légère. Elle est déjà utilisée dans les meilleurs réfrigérateurs et dans le secteur de la construction. Nous voyons aussi un potentiel énorme avec notre nouveau partenaire ABB. Une équipe dédiée d’ABB et Solar Impulse scrute une multitude d’options dans plusieurs domaines technologiques de l’énergie solaire et du stockage d’équipements basse tension dans l’idée d’identifier les domaines où chacun peut profiter de l’expertise de l’autre.

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Côté pratique, à 90 km/h, vous êtes moins rapides et plus sensibles aux turbulences que la plupart des avions commerciaux. Quelles routes comptez-vous emprunter pour éviter de gêner le trafic de couloirs fortement fréquentés ?

André Borschberg : Notre altitude de croisière est de 8’500 mètres, nous utilisons donc les mêmes couloirs aériens que les avions standards. Cela demande une grande coordination avec les contrôleurs aériens de chaque espace  que nous traversons et jusqu’ici nous avons rencontré un grand soutien.
 

En parlant de couloirs fortement fréquentés, Solar impulse est-il un bâton dans les roues des compagnies aériennes ou plutôt, selon vous, le pionnier d’un marché émergent ?

Bertrand Piccard : Notre but premier n’est pas de révolutionner l’aviation, mais la manière de penser des gens en termes d’énergie et de technologies propres. Notre message s’adresse à tout le monde dans la vie quotidienne : ce que nous pouvons faire en vol, tout le monde peut le faire au sol, dans les domaines de la mobilité, de la construction, de la climatisation ou de l’éclairage. Si les technologies que nous avons sur Solar Impulse étaient utilisées massivement, elles permettraient déjà aujourd’hui d’économiser 50% de l’énergie fossile que l’on utilise quotidiennement  et de produire la moitié du reste avec du renouvelable. De son côté, l’aviation de transport sait bien qu’elle doit évoluer. Mais elle ne pourra pas le faire de manière aussi draconienne que Solar Impulse. Notre projet, c’est zéro carburant. L’aviation conventionnelle ne pourra pas passer à zéro carburant tout de suite. Des étapes intermédiaires seront nécessaires, par exemple l’emploi de matériaux plus légers, des routes plus directes ou des approches d’aéroports en descente constante plutôt que par paliers. L’aviation sera le dernier mode de transport à pouvoir se passer de carburant.
 

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A long terme, envisagez-vous la construction d’avions hybrides, mi-fuel, mi-énergie solaire, à l’instar des voitures ?

Bertrand Piccard : Des drones solaires pourront servir de plateformes de télécommunications à des prix inférieurs à celui des satellites. Nous verrons sûrement bientôt de petits avions de tourisme solaires biplaces. Nous ne verrons par contre pas de transport commercial solaire dans un futur proche, mais souvenons-nous quand-même du passé. Lorsque les frères Wright ont réussi en 1903 à faire voler leur avion sur une distance de 200m, pouvait-on imaginer que 24 ans plus tard, Lindbergh traverserait l’océan Atlantique? Il était seul à bord, et 30 ans plus tard les avions de ligne emportaient 200 passagers pour faire le même trajet en huit heures, pendant que deux hommes marchaient sur la lune !
 

Et enfin, une dernière petite question… Hygiène, repos, lecture… Comment s’organise la vie à deux, pendant cinq jours et cinq nuits à des températures approchant les – 20°C ?

Pour rappel Solar Impulse est un monoplace, nous nous relaierons donc à chaque étape. Le pilote sera seul à bord pendant plusieurs jours et pourra se reposer par tranche de 20mn grâce à l’autopilote mais uniquement au-dessus des zones non peuplées. 

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